Cette tribune s’inscrit dans le projet que portent les signataires de ce texte de créer début 2020 au cœur des quartiers Nord de Marseille le premier centre de ressources sur l’économie populaire.
Parue dans La Croix le 26 novembre 2019
Nous vivons dans un monde global mais nous restons souvent emprisonnés dans une arrogance occidentale qui empêche d’identifier les innovations pratiquées au Sud. Pourtant, certaines d’entre elles pourraient s’avérer fort pertinentes pour résoudre aujourd’hui des questions qui se posent au Nord.
Par exemple, l’économie informelle a toujours été négligée en France, renvoyée à une réalité mafieuse. Or, comme l’a dit avec force le Collectif des femmes des quartiers populaires de Marseille, il est temps de ne plus confondre les deux composantes de l’économie informelle. La première est incontestablement criminelle mais la seconde lui est tout à fait opposée, elle correspond à des activités populaires, menées par des habitant.e.s pour pallier les discriminations du marché du travail officiel. Il revient aux chercheurs sud-américains d’avoir identifié cette seconde dimension et aux politiques publiques de ce continent d’avoir, dans certains contextes, mobilisé celle-ci pour concevoir de nouvelles actions en faveur d’une économie populaire solidaire. L’idée générique est de permettre par un appui public de passer d’une logique de survie à une logique reconnue de bien vivre sur les territoires.
Pour la première fois en France, une avancée de ce type semble se profiler. Le 21 mars dernier, le ministre de la Politique de la ville saisissait le Conseil national des villes sur la question de l’économie informelle dans les quartiers populaires en ces termes : « des projets économiquement viables émergent, parfois à partir d’activités informelles ou peu rentables, mais globalement, les taux de réussite ne sont pas encore à l’échelle des enjeux et des besoins. » « Je souhaite que le CNV me propose des recommandations opérationnelles pour répondre à la question “comment faire évoluer du non-lucratif vers du lucratif les projets et initiatives des habitants” ».
Le CNV vient de remettre le mois dernier son avis au premier ministre Edouard Philippe et au ministre de la Politique de la ville Julien Denormandie avec une série de constats, de préconisations et de recommandations soutenus par un texte argumenté qui en plusieurs points éclaire enfin une approche de l’économie informelle particulièrement pertinente et audacieuse.
Au moment où la question des quartiers populaires est trop souvent traitée sous l’angle de l’insécurité civile, l’avis émis par le CNV ouvre la possibilité de traiter aussi celle de l’insécurité sociale par la prise en compte des activités d’économie populaire.
Il souligne en effet que « la réalité économique des quartiers ne peut se limiter à l’unique prisme du marché et des flux financiers. Les habitant.e.s s’organisent pour répondre à ces besoins non couverts en créant des modèles économiques innovants basés souvent sur des valeurs et des pratiques de solidarité (épargne solidaire, cantine de quartier, mécanique de rue…). ». Oui, il faut reconnaître « la nécessité d’un temps d’incubation et d’accompagnement des initiatives et projets en tenant compte des besoins et ressources des habitants ». Oui, il faut expérimenter sous forme de prototype dans les quartiers populaires la création d’incubateurs d’économie solidaire destinés à mettre en place sur plusieurs territoires de nouvelles modalités d’accompagnement pour ces initiatives à l’instar de ce qui se fait depuis des années au Brésil.
Pour la première fois à travers cet avis, il est porté attention au foisonnement d’activités d’économie populaire qui se déploie dans les quartiers. Le ministère de la Politique de la ville saura-t-il s’en emparer pour qu’advienne enfin une politique ambitieuse d’économie populaire et solidaire en France ?
Les signataires :
Genauto Carvalho de França Filho, professeur en sciences de gestion à l’université fédérale de Bahia, Philippe Eynaud, professeur à l’IAE de Paris, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Jean-Louis Laville, titulaire de la chaire d’économie solidaire du CNAM, Fatima Mostefaoui, membre du Collectif des femmes des quartiers populaires, Claude Sicart, président de PoleS